BERNARD GARDEL

Notes sur mon travail photographique noir/blanc

«D'un réalisme d'expression existencielle en passant par l'expression d'un réalisme symbolique magique jusqu'à la représentation de la magie du réel»

Vers la fin des années soixante et au début des années septante je commence à m’intéresser à l’art photographique. Je connais, à cette époque, beaucoup de travaux majeurs par une lecture intensive de l’histoire de cet art. Parmi les photographes suisses que je côtoyais, Jean-Claude Viellefond fût le premier photographe qui influença mon travail. Les travaux de Jean-Claude retiennent mon attention – je connaissais aussi les travaux de Marcel Imsand, mais je dois avouer qu’ils m’ennuyaient à cette époque! Je regarde les travaux de Jean-Claude sur les capucins, la Cisjordanie, le Sahara, l’Italie, etc. Je trouve la grande partie de ses travaux trop orientée vers la tradition du photojournalisme.
Son travail sur l’Italie a au contraire une atmosphère beaucoup plus familière pour moi. Ce désert urbain me sera très proche plus tard. Surtout les tonalités sombres de ce travail noir/blanc, le rapport des surfaces entre elles au sein de sa composition de l’image et les gens figés dans leurs mouvements au sein du milieu où ils se trouvent, m’impressionnent.
Je m’intéresse surtout pour quelques images des séries «ITALIE» et «VILLE» où l’être humain photographié est figé dans sa marche, où l’image elle même semble nous interpeller par un dialogue entre l'humain et son entourage. Une façon de penser la photographie en voulant poser des questions et non donner des réponses!

http://www.vieillefond.ch/fr/collections_reportages_photo.php?photo=07&collections=VILLE

Jean-Claude est dans ce travail loin d’Henri Cartier-Bresson et près de Robert Frank.

Henri Cartier-Bresson, chef d’orchestre de la réalité sur la surface photographique. Dirigeant du moment orchestré par et pour la beauté du monde réel. Photographie société dirigée vers le monde vécu et sa réception. Une photographie de faits définis, se servant de la surface photographique comme définition majestueuse du réel. Son travail vu comme la base de la photographie de document objectif.

Robert Frank, metteur en scène du monde réel et de son propre sentiment vital. Photographie intime, dirigée vers son vécu personnel et la réflexion sur ce monde et son apparition. La surface photographique comme surface de réflexion de sentiments personnels. Son travail ouvrant la photographie de document à une vision personelle du monde.

Le travail de Jean-Claude sur la ville m’intéresse énormément. J‘aime surtout, ce que j’appelle les moments suspendus magnifiques où l’être humain semble perdu dans son milieu urbain et comme suspendu à quelque chose d’invisible ou d’invincible…
J’ai retrouvé plus tard, par la lecture approfondie de l’histoire photographique, ces moments suspendus magnifiques surtout chez André Kertész mais aussi parfois chez Bill Brandt...

Dans mon travail «Menschen», entre 1972 et 1974, je pris ce parti esthétique du moment suspendu et symbolique, de ce moment magnifique où l’être humain est figé dans l’espace photographié qu’il domine ou étant dominé par ce milieu réel. Une prise de conscience du réel sans pensée documentaire journalistique. Aujourd’hui je vois dans ce travail beaucoup d’enfants libres dans leur milieu ou bien malgré celui-ci.

Toutes ces photos ont été réalisées au temps de la naissance de notre premier enfant ou quelques années plus tard. D’autre part cette série à beaucoup d’images où l’être humain est très fragilisé, attaqué par son milieu. L’expérience de ma jeunesse, la perte brutale de mon meilleur ami, les lectures poétiques et philosophiques consommées à cette période ont laissés se développer ce dialogue fragilisé entre personne et entourage. Les enfants ne sont jamais oppressés par leur milieu comme les personnes adultes. Ils sont dynamiques et libres, même si quelques fois ils sont très mélancoliques dans le milieu où ils évoluent. La surface photographique comme surface d’expression existencielle.
  •  1973 Kind mit Spielzeug Zürich

    1973 Kind mit Spielzeug Zürich

  •  1972 Aggression Lausanne

    1972 Aggression Lausanne

  •  1974 Kind und Platz Beaucaire

    1974 Kind und Platz Beaucaire


Les photos de parc de Jean-Claude, ne m’étaient pas connues à l’époque. Je les ai vus pour la première fois en 2014 sur son site internet! Ces photos sont d’une même famille que les photos de parc d’Eugène Adget ou de Michael Kenna. Ces travaux laissent apercevoir un lien entre eux. Je suis très étonné! Mais je crois que Jean-Claude n’en savait rien! Il y a des sensibilités intemporelles qui nous dépassent!

http://www.vieillefond.ch/fr/collections_reportages.php?collections=PARCS

Une autre inspiration du travail de Jean-Claude a été ses photographies de nus (les nus de ses débuts dont je possède une image – Unip 1974). L’intérêt pour le corps et l’espace nous était commun. L’intérêt pour la matérialité du corps est chez nous par contre bien différent. Ses photos de nus plus tardives – recherches, photogrammes, laques, gravures - me sont totalement étrangères. Ce travail pictural est très loin de ma sensibilité.



Nus 1974


Mon histoire a montré que des photographes comme André Kertész, Bill Brandt, Ralph Gibson ou Michael Kenna sont plus proches de ma pensée et de ma façon de voir et d’utiliser la photographie.

Dans mon travail «Fragmente», réalisé entre 1974 et 1976, même si des traces du langage photographique existenciel de la série «Menschen» sont encore visibles, j’accomplis, par la mise en page fragmentaire de la réalité, une transition de la photographie de description à une photographie de transcription. Si l’être humain apparaît encore parfois, il n’est plus qu’un fragment de son entourage réel. La transcription sombre des tons noir/blanc est devenue partie intégrante de la composition et n’est plus le support d’un mal de vivre. Je suis loin de la photographie de faits, comme l’envisage le photojournalisme. Mon travail est plus orienté vers une photographie qui associe les fragments de réalité, les objets mis en image, les ambiances lumineuses et la tonalité générale de la scène, le cadrage, la composition, la matérialité des surfaces et les relations entre tous ces éléments. Il s‘agit d‘une photographie associative, dirigée vers une composition poétique. Beaucoup parlerons d’une photographie subjective. Ce n’est pas si sûr! Je pense plutôt à un réalisme symbolique magique élaboré dans un language noir et blanc.

Merci à André Kertész d’avoir osé prendre le chemin de la photographie de faits non documentaire en se tournant vers la mise en page d’une réalité poétique.
Ce qui m’étonne aujourd’hui c’est la dominance des colonnes dans ce travail. Une réalité figée conçue également par Ralph Gibson dans sa série «Quadrants» que je ne connaissais pas encore à cette époque. Un autre aspect des sensibilités intemporelles?

Ce fût une étape importante de mon travail. Je quitte l’existencialisme de la série «Menschen» pour me diriger vers une photographie d’inspiration plus formelle et plus construite. Le tournant de ma photographie en direction de la symbolique de l’image (Säulenmensch, Portrait sur la ligne, Potence, etc.). Symbolisme de fragments de réalité dans un monde photographique construit à partir de la lumière et de son ombre, du cadrage et de la matérialité des éléments photographiés. Cette photographie transcrit ce qu’elle montre. Et ce qu’elle montre nous parle de nous et non pas de ce qu’elle montre!

  •  1975 Säulenmensch Zürich

    1975 Säulenmensch Zürich

  •  1975 Portrait sur la ligne Baden

    1975 Portrait sur la ligne Baden

  •  1975 Potence France

    1975 Potence France



Parallèlement à ces images je publie, en 1975, un portfolio, à édition limitée, avec des images appelées «Fotografische Meditationen». Elles sont des photographies plus abstraites que les précédentes, avec une rigueur de composition très affirmée. Elles veulent provoquer un moment suspendu par une attitude contemplative de ce moment même. Cette attitude contemplative cherche à percer la surface de l’image. Si des humains existent encore dans l’image, ils sont une partie indélébile de la composition. Sans plus ni moins.

La méditation est mise en image par le cadrage, par le placement des surfaces contrastées entre elles, par la lisibilité des passages d’une surface à une autre, la matérialité des éléments, la place donnée aux objets dans l’espace pictural. Il se crée entre tous ces éléments un équilibre labile, un calme fragile. On a le sentiment que cet équilibre nous parle d’un échafaudage pictural situé derrière l’image elle-même!
  •  1975 Le triangle blanc Aarau

    1975 Le triangle blanc Aarau

  •  1975 Häuser Bremgarten

    1975 Häuser Bremgarten

  •  1975 Pan de mur Sisteron

    1975 Pan de mur Sisteron



Dans la série «Schattenrisse», réalisée entre 1976 et 1977, je me rebelle contre ce calme fragile. La composition photographique est pleine de conflit. Que ces conflits représentent des conflits avec moi-même, avec des autres, avec la transcription du monde en art photographique n’est pas important. Je suis toujours étonné comme les compositions des «Meditationen» sont paisibles et calmes, celles des «Schattenrisse» pleines d’agression. Pourtant les deux séries se servent des mêmes principes de compositions de l'image! Cette série est, géométriquement parlant, pleine d‘objets pointus et piquants. Que ce soit des ombres, des objets réels ou autres, il y a toujours un sentiment agressif qui se dégage de ces images. L’image devient symbole d’un état d’âme.
  •  1976 Going Arles

    1976 Going Arles

  •  1977 Ecoute Baden

    1977 Ecoute Baden

  •  1977 Miroir Zürich

    1977 Miroir Zürich



En ce temps là – encore aujourd’hui bien sûr – j’avais beaucoup de plaisir pour le travail de Lukas Strebel. Ses mises en scène photographiques étaient pleines d’humour et de fraicheur artistique.

http://www.lukasstrebel.com/photography/

Beaucoup d’images de ma série «Reale Visionen», réalisées entre 1977 et 1978, se sont inspirées de cette fraicheur. La série puise ses inspirations à la source des «Meditationen» et à la fraicheur des moments surprenants trouvés.

Tout semble calme dans ces compositions, mais quelque chose, dont je ne peux dire quoi ou comment, annonce une transformation imminente. Une atmosphère de – ici il va se passé quelque chose - baigne ces images. Etait ce comme une sorte de naissance de mon symbolisme de l’image? Un symbolisme qui plus tard deviendra le soutien de mes photos surréalistes.
  •  1977 Wohin? Lausanne

    1977 Wohin? Lausanne

  •  1977 White car Zürich

    1977 White car Zürich

  •  1977 Enigme du chat Venise

    1977 Enigme du chat Venise



Mon ami Yves Humbert et son travail photographique furent entre autre une source d’inspiration intense pour ma série «Surreale Visionen», conçue entre 1978 et 1983. J’avais beaucoup d’atomes crochus avec Yves, mort trop tôt. Son travail et lui même était très existencialiste. Je me rappelle d’une image qu’il me racontais: une main crispée sur un gros boulon, lui, le gros boulon, enfermant un œil de poupée. Le tout trempé dans un ton rouge féroce et ensanglanté. Il était fier et me disais simplement : «regarde bien Bernard, tu vois ça flash!». Une image icône fabriquée sur son mal de vivre, élaborée dans son laboratoire aux odeurs infectes et asphyxiantes. Des heures de travail difficile ou la rage de créer juste était sans faille. Exigeant et courageux il fallait qu’il tienne le cape pour pousser un grand cri: le rouge a sublimé la composition! Un moment de joie pour ne pas dire de jouissance l’animait. Il avait trouvé le filon entre tête et cœur dans cet endroit sordide. Il jeta la photo dans l’eau de rinçage et s’en alla se désaltérer et se reposer! Mes travaux visionnaires se sont beaucoup inspirés de ce moment sublime ou tête et cœur se rapprochent dans l’image en laissant des traces indélébiles de bonheur.

http://auer01.auerphoto.com/fr/coll/detail/286?filter=phot_Name_Composite&filter_value=Humbert+Yves&page=13&type=photo

Yves était toujours fidèle à la reconnaissance du réel, même si il existe maintes versions de ce réel plus ou moins lisibles à partir de mêmes négatifs. Les travaux de Ralph Gibson «the somnambulist» m’ont également inspirés. Mais cette inspiration était beaucoup plus intellectuelle que charnelle.
  •  1978 Espoir de mes larmes

    1978 Espoir de mes larmes

  •  1978 Dos au nuage

    1978 Dos au nuage

  •  1978 Escalier du ciel

    1978 Escalier du ciel


Au travers de cette série, j’ai été étonné comme beaucoup d’éléments de l’imagerie photographique se composent avec subtilité entre eux: symbolisme, humour, existentialisme, aspects philosophiques, etc.

Mais pour moi trop de répétition construite dans cette façon de travailler. Et pas assez de moments transcendants et magiques. Le surréalisme n’a été qu’un passage chez moi, un passage certes important. Avec le temps la dimension sacrée du réel se dissous et la force mystique de ma photographie s’envola!

La série «Betrachtungen», réalisée entre 1981 et 1988, a apporté du calme et de la profondeur de réflexion dans mon travail après la période surréaliste. C’est une série étalée sur beaucoup d’années et qui remit la composition esthétique, la réflexion du réel et le symbolisme magique au centre de mon débat photographique. Dans cette série la réalité est photographiée de telle façon que celle ci semble être d’un autre monde. Un monde peut réel. L’image nous parle de réalité, mais celle-ci est peut reconnaissable.
Regardons «Chaise blanche» pour bien comprendre:
Cette chaise en plastique troué domine toute l’image par sa blancheur et la lumière qui semble venir d’elle. Le parc alentour n’est visible que par son horizon sur ciel tourmenté. La photo semble créer un lien entre cette chaise blanche, sa position dans le parc, la relation du parc avec le reste du monde qui est peut ou pas visible. Toutes ces interactions donnent un sentiment de connu et en même temps une impression si bizarre que l’on pourrait croire que cette histoire est d’un autre monde. Cette photo me fait penser à Eugène Adget. Montrer un monde réel mais si bizarre qu’il nous fait penser à un monde surréaliste. Frontière entre monde réel et surréel. Ouvrir le passage entre réalisme et surréalisme?

  •  1981 Paysage magique Gsteig

    1981 Paysage magique Gsteig

  •  1981 Ping Pong Baldeggersee

    1981 Ping Pong Baldeggersee

  •  1981 Chaise blanche Aarau

    1981 Chaise blanche Aarau


Cette série est décisive. Elle ouvre le chemin pour deux des plus importantes séries de mon travail photographique. «Raum und Licht», réalisée entre 1990 et 1995, et «Espaces bleus» conçue en 1997. «Raum und Licht» et «Espaces bleus» sont de la même source d’inspiration. L’une prise encore dans le monde dialectique noir/blanc classique, l’autre cherchant le sens de la couleur.

Dans la série «Raum und Licht» se mélange les façons de travailler mis en évidence dans quelques séries précédentes comme:
– «Fragmente»: Symbolisme de fragments de réalité. Une photographie qui associe ces fragments dans une volonté de composition poétique. Réalisme symbolique magique.
– «Meditationen»: Une photographie suspendue sur un équilibre labile et un calme fragile par une attitude contemplative.
– «Reale Visionen»: Photographie mettant en scène des moments surprenants et remplie de symbolisme sous-entendu.
– «Betrachtungen»: Une photographie centrée sur le symbolisme magique et sa position entre réalisme et surréalisme.

Le contraste noir/blanc n’est plus existentialiste ou une partie structurante des images comme auparavant. Il est simplement là! Comme une marque génétique de mon travail. Le contraste des images n’est pas théâtral comme chez Ralph Gibson, sombre et triste comme chez Jean-Pascal Imsand. Il est dur et doux à la fois, sans état d’âme défini. Parfois il aide l’image à s’exprimer, parfois il dérange l’harmonie établie, parfois il agite, parfois il calme, parfois il se comporte comme un instrument serein rempli de finesse, parfois comme une force brutale. Il est toujours associé aux objets parsemés dans l’image. Les objets sucent le contraste et le contraste enveloppe les objets. Tout est en mouvement. Même les moments surprenants sont pris dans la danse esthétique.
L’image «Equilibre» de la série «Raum und Licht» est un bel exemple.


Raum und Licht 1990-95


Image très structurée par la géométrie des tons noir/blanc, le format et son équilibre esthétique. En bas de l’image le calme serein pris dans la forme et la matière. En haut de l’image la turbulence de cette fenêtre surprenante, elle aussi géométrique mais pas du tout statique comme le reste des surfaces. Cette fenêtre danse comme si elle était libre d’apesanteur. Elle est suspendue dans son triangle noir, elle nous parle de la magie des éléments photographiés!


  •  1990 Fenster Othmarsingen

    1990 Fenster Othmarsingen

  •  1993 Equilibre Hasle

    1993 Equilibre Hasle

  •  1991 Dalinsecte Port Ligat

    1991 Dalinsecte Port Ligat


L’image «Fenster» est un exemple de la relation entre espace et lumière. L'image montre deux espaces: un espace intérieur prenant plus de 85% de la surface de l’image. Cet espace baigne dans une tonalité sombre. Dans lequel se trouve une fenêtre avec un carreau cassé et dans celui sur sa droite une réflexion ressemblant à une croix. Un espace extérieur montrant le rythme géométrique des tuiles dans une lumière intense. Il s’établit un dialogue incessant entre les espaces intérieur et extérieur. Une image provoquant le passage entre le réalisme de l’image et son pouvoir symbolique, laissant se pourvoir une force associative entre les espaces mis en scène. Le symbolisme de la croix est cassé par un carreau. Une photographie montrant un dialogue entre espace et lumière, cherchant dans ce dialogue les associations possibles par une approche philosophique.

Une autre image «Dalinsecte» est également une référence de cette façon de travailler. Image très structurée. Une paire de lunettes sur une table en pierre, celle ci reflétant son entourage. Objet pour regarder qui nous regarde constamment! L’intérieur de la pièce et le monde extérieur se rencontre au niveau de la barrière du balcon en nous interrogeant sur notre sentiment profond par rapport à cette pièce, à cet objet et à sa présence sur cette table.

L‘image «Ile…usion», de la série «Espaces bleus» est une image très structurée par la géométrie des tons noir/blanc et leur équilibre esthétique. En bas de l’image la turbulence fluide du lac. En haut le calme serein dans des proportions déséquilibrées par rapport au bas de l’image. Au point de contact de ces deux surfaces l’île noir. Sans détails, seulement reconnaissable à son contour et comme une fata morgana dans l’espace de l’image. Cette île paraît en mouvement mais elle ne l’est pas! Cette impression de mouvement est une illusion.

  •  1997 Passerelle Garguano

    1997 Passerelle Garguano

  •  1997 Ile...usion Gardone

    1997 Ile...usion Gardone

  •  1997 Passage Bellinzona

    1997 Passage Bellinzona



Notes sur mon travail photographique couleur

«D'une réalité monochrome étrange à une réalité naturelle ambigue»

Pourquoi la couleur a elle remplacé peu à peu ma photographie noir/blanc? Après avoir poussé la dialectique du noir et blanc à un point de rupture - le noir et le blanc étant devenu une marque génétique de mon travail et non plus une dialectique esthétique en soi - j’ai ressenti le besoin de remplacer cette dialectique par une autre. De remplacer celle ci par la couleur a été très difficile. C’est pour cela que je me suis rapproché pas à pas vers l’introduction de la couleur dans mon travail. J’ai commencé par une couleur monochrome bleue. Cette couleur est garante d’une psychologie de l’image. Bleu s’associe à beaucoup de sentiments définis par les cultures humaines. Ici bleu est le vecteur du symbolisme de l’image. Bleu baigne les images dans une atmosphère calme et profonde. Bleu est le support d’un monde autre que celui mis en image. Bleu est le vecteur du sentiment que ces photographies ne sont pas seulement ce qu’elles montrent mais qu’une dimension non montrable habite ces images.

L’introduction de la couleur dans mon travail photographique à commencer en 1997 avec l’avènement de la photographie digitale. Je travaille depuis des années avec ou sur la couleur – couleurs sélectives et décidées dans les «ColorClones», couleurs naturelles dans «Genèse», couleurs artificielles dans «Nocturnes». Dans ces travaux, de thèmes et de styles très divers, la couleur et son potentiel esthétique photographique sont essentiels pour moi. Je n’aime pas la couleur pour la couleur en elle même, telle que des millions d’images la propage aujourd’hui. La couleur est un phénomène complexe. Elle est indélébile de notre façon d’apprécier et de transcrire le monde visuel. Elle est une force physique, physiologique et psychologique. Cette force m’intéresse.

Dans les images de la série «ColorClones» je me suis efforcé de comprendre la différence entre une composition basée sur du noir/blanc - donc sur l’absence de couleur - et une composition réalisée avec l’apport dans l’image de la couleur. Le fond de mon attitude fût de chercher, à cette époque, cette force d’une réalité étrange, contenue dans les images de la série «Raum und Licht», mais mise en image dans un contexte couleur.

L’image clé de cette série est l’image nommée «Piscine». La composition montre une piscine vide. La surface de l’image est coupée en trois segments bien distinct l’un de l’autre: un segment noir en haut, un segment couleur jaune et rouge au milieu-bas et un segment rouge très foncé au bas de l’image. Le segment jaune/rouge est raccordé au segment rouge foncé par l’escalier dont on voit trois marches et les mains courantes. Les surfaces noires animent la couleur et lui donne sa force. La passerelle est jaune intense, elle se développe vers le rouge pastel et près de l’escalier en un rouge plus intense. Le rouge est le plus intense là où l’escalier descend vers le fond imaginable de la piscine. Jaune et rouge représentent passion et danger dans un contexte très incertain.

Les images noir/blanc sont sans compromis. Le rendu de la matière, chez elles, est très subtil et nous parle souvent d’un monde inconnu. Le rendu de la matière dans les images couleurs est plus doux et plus voluptueux qu’en noir et blanc. La couleur donne aux surfaces et à la matière une profondeur espace. Elle semble tiré notre attention en direction du fond de l’image. Le problème avec la couleur en général et les couleurs en particulier est que nous sommes trop habitués à les voir et que cette habitude nous masque les dimensions physiologiques et psychologiques qu’elles transportent!



ColorClones 1997-98


  •  1998 Licht Ærø

    1998 Licht Ærø

  •  1997 Piscine Lugano

    1997 Piscine Lugano

  •  1997 Fassade Roskilde

    1997 Fassade Roskilde



L’association à l’impression d’un déjà vu est, dans la photographie couleur, énorme. Même si les couleurs représentées non jamais atteint notre rétine sous cette forme là.
Par exemple l’image «Licht Ærø». Cette image est un exemple de composition bien construite au niveau chromatique. Les couleurs sont élaborées sur les principes fondamentaux du contraste pictural et de ces différents aspects. Le jaune, très petit en surface, se voit sublimé, dans sa force picturale, par le bleu dominant. Le bleu est très dégradé, ce qui donne de la profondeur d’espace à l’image. L’image semble s’orienter sur une profondeur d’espace située derrière elle. Ceci est un principe très académique mais très efficace de composition. Même si le bleu de la façade et le mauve des volets ne peuvent être perçus comme tels par nous, nous associons quand même ses couleurs dans l’image à la réalité vue! Le blanc du triangle de lumière est ressenti comme la somme de la composition géométrique et des couleurs. Comme tout cela à bien l’air d’être réel même si l’image est une illusion! La présence de la couleur veut nous faire croire le contraire. La couleur a quelque chose de familier, un pouvoir «naturel».

La façade rouge de «Fassade» – un rouge très spécial rappelant la dominance de cette couleur dans notre culture chrétienne – est composée sans compromis. Avec sa couleur rouge orientée vers nous et sa couleur bleue fuyante vers le fond de l’image, avec son contraste de surface, avec sa coupure de l’espace image par le candélabre d’un tiers deux tiers de surface, elle est un exemple comment peut fonctionner la couleur en photographie. Le rendu de la matière imbibée de couleur est plus voluptueux que le rendu de la matière en photographie noir/blanc. Cette image devient plus dure si elle est mise à côté de l’image noir/blanc «Equilibre» que si elle est mise à côté de l’image couleur «Licht Ærø». Il se passe une association dans notre pouvoir de transmission des couleurs à notre esprit. Les couleurs s’adoucissent entre elles!

Le noir et le blanc sont dans l’image couleur très important. Le blanc laisse la couleur se calmer. Le blanc donne force et dynamique comme la sève chez l’arbre. Il donne une assise à la couleur. Le noir excite la couleur et lui donne vibration et vie.
Ces deux pôles, le noir et le blanc, porteurs exclusivement de la dialectique visuelle dans la photographie noir/blanc, sont dans la photographie couleur, deux supports de cette dialectique. D’autres supports sont les couleurs en elles même, leur interaction entre elles et entre elles et nous, leur pouvoir socioculturel, leur pouvoir d’association à la réalité connue.



Genèse 2000-05

  •  2001 Hallwilersee

    2001 Hallwilersee

  •  2002 Les Diablerets

    2002 Les Diablerets

  •  2003 Cully

    2003 Cully



Que se passe t’il quand la couleur n’est plus mise dans un corset compositionnel se rapprochant de la photographie noir/blanc? Quel rôle joue alors la couleur et ses supports noir/blanc?
Prenons quelques exemples de la série «Genèse». Commençons par des images à tonalité uniquement bleue : «Hallwilersee», «Diablerets» et «Cully». Le bleu a des tonalités différentes. Plus le bleu est imprégné de magenta plus il est sympathique! Plus ce bleu-magenta est en dégradé d’intensité colorée ou/et lumineuse, plus le bleu approfondit l’espace image. Et si cet approfondissement est soutenu par une perspective composée des éléments perspectifs classiques, plus la couleur sera soutenue dans cet aspect là. Moins la couleur bleue contient de magenta et plus de cyan, plus cette profondeur va se réduire, jusqu’à devenir une couleur très terrestre et en deux dimensions! L’importance du blanc et du noir dans ces compositions bleues est très importante. Le blanc, comme dans l’image Hallwilersee, donne une vie intense au bleu et l’harmonise. Le noir donne à ce bleu une agitation colorée sans relâche. Cet effet du blanc et du noir se retrouve sur une image comme Diablerets, même si beaucoup moins atmosphérique et subtile que dans l’image précédente.
Dans l’image Cully le bleu est très imprégné de cyan et l’image est peut soutenue par le blanc. Cette image est plus terre à terre que les autres. Le noir est ici aussi très restreint, il est accordé au bateau. Le bateau noir excite le bleu-cyan de l’eau alentour. Le bateau noir comme symbole d’association avec l’élément liquide. Quelle belle symbolique utilisée depuis des siècles dans la culture chrétienne! Le pêcheur et le lac. Le bleu-cyan n’est pas très profond et semble fixé aux autres éléments de l’image. Il n’arrive pas à se libérer comme dans les images bleu-magenta.

Bleu peut donc avoir des profondeurs d’espace photographique différentes selon son association au couleur magenta, cyan, blanc ou noir. La mise en scène du bleu est également une question de contenu général de l’image et de sa vocation de déclenchement des sensations que l’on veut obtenir. Le bleu peut varié d’une approche mystique, pleine de mystères, philosophique ou terre à terre selon le contenu de l’image.

Dès que la couleur bleu s’associe à d’autres couleurs comme rouge, orange, rosé, jaune, vert, elle perd se pouvoir défini au précédent. Bleu devient une couleur accompagnante pouvant avoir encore son pouvoir de profondeur d’espace mais en accord avec d’autres couleurs. La capacité de profondeur d’espace est très dépendante de la teneur en magenta du bleu et de sa connexion au blanc.

Cela se voit très bien dans des images comme «Roches rouges» ou «Dänemark». Dans ces images le bleu est très fortement sollicité par les autres couleurs.

Plus ces autres couleurs sont pures et intenses plus il faudra au bleu de l’intensité pour résisté aux autres chromatismes de l’image. Dans le cas contraire où le bleu domine les autres couleurs par son intensité, l’image comme «Camargue» aura une sensibilité semblable aux images contenant seulement du bleu.

Dans des images ou le blanc est plus discret, pour ne pas dire plus atmosphérique, la profondeur d’espace est réalisée surtout par des dégradés de couleur passant du bleu au jaune pâle, au jaune rosé ou au rosé jaunâtre. Là la traduction des couleurs est plus naturaliste que dans les exemples précédents. On est plus prés de la photographie connue communément comme la représentation de la réalité. Ces couleurs en dégradé sont bien aimées car elles représentent notre vision naturelle et idéaliste. Cette sorte d’images est très utilisée dans la photographie «naturelle».


  •  2000 Dänemark

    2000 Dänemark

  •  2001 Roches rouges

    2001 Roches rouges

  •  2000 Camargue

    2000 Camargue



Dans des images où la couleur dominante est jaune/orange, comme sur les couchers de soleil classiques, l’espace est différent des images avec une dominante bleue. Le noir exerce la même fonction expliquée auparavant d’excitation des couleurs. Le blanc est difficile à situer car dans son état pur il a presque disparu dans des images de ce genre. Après le coucher du soleil revient le bleu et réactive la profondeur de l’espace jusqu’à dominé complètement l’image.

La lecture des couleurs est toujours associée à la composition de l’image.

Si l’on peut dire que le bleu est le symbole de l’eau et du ciel (comme chez les grecs), il est effectivement le transport de notre relation aux espaces célestes et aquatiques, encrés profondément dans notre histoire culturelle, même si cette association de la couleur bleu et des espaces cités a surtout des sources physiques connues aujourd’hui. Le bleu que nous associons aux espaces du ciel et de l’eau porte toujours ce sentiment de profondeur mystérieuse et difficilement accessible à la raison. Bleu s’associe à la profondeur d’espace et de pensée. Bleu est partie prenante de notre esprit. Dans beaucoup de cultures différentes!

Qu’est ce que sont les couleurs rouge, vert, jaune? Les couleurs magenta et cyan ont déjà été décrites dans le bleu.

Les couleurs rouge et jaune donne un sentiment vital très fort, passionnel à l’image. Rouge s’associe - dans notre culture - à danger, force, inconnu, passion, etc. Rouge est simultanément attirant et inquiétant. Rouge est ambivalent. Jaune est plus dirigé vers un sentiment de bien être. La chaleur émanant du jaune est très appréciée. Jaune est une couleur sans ambiguïté. Vert est la couleur calme par excellence.
  •  2003 Villeneuve

    2003 Villeneuve

  •  2003 Lutry

    2003 Lutry

  •  2002 Alpe Praz Cornet

    2002 Alpe Praz Cornet



Des images réalisées en situation de photographie nocturne se dégagent le sentiment que les couleurs vibrent sur les éléments qu’elles illuminent ou à partir des éléments dont elles sont issues. Les couleurs sont très intenses. Elles sont, pour ainsi dire, mises sous tension par la lumière artificielle. Cette tension est soutenue par le fait que dans la photographie nocturne les couleurs demi- et trois quart clair-obscur sont très sombres, et comme expliquer auparavant, le noir fonctionne, en photographie couleur, comme un excitant de la couleur. La fonction du blanc est par rapport à une photographie «naturelle» moins forte. Beaucoup de couleurs artificielles se nourrissent de leur propre luminosité!

Ce qui ne veut pas dire que le blanc dans la photographie nocturne n‘est pas important! Il est le canalisateur des énergies chromatiques. Il donne également force et dynamique aux couleurs.

Dans ce contexte il est important de voir l’importance du sujet et de sa mise en scène. Une composition classique sur trépied a une autre tension esthétique qu’une composition faite en main libre. La netteté du motif, ou son absence, laisse n’être un sentiment chromatique très différent.
Dans une composition nette se dégage une impression presque surréaliste due au chromatisme intense. Dans une composition floue les couleurs deviennent plus picturales et les couleurs, grâce à leur intensité chromatique forte, deviennent comme une impression abstraite sous-jacente au sujet et émanent du fond de l‘image. Il se constitue un dialogue entre le sujet photographié peu reconnaissable et la couleur en elle même, en temps que phénomène chromatique.

Comment développer ce dialogue entre monde chromatique et monde réel est une de mes questions essentielles pour mon futur photographique. Pour cela il me faut retourner aux sources de mon travail depuis les années septante…

Rédigé en 2019


Nocturnes 2009-14

  •  2009 Park Leutschenbach 2 Zürich

    2009 Park Leutschenbach 2 Zürich

  •  2012 Champs-Elysée 1 Paris

    2012 Champs-Elysée 1 Paris

  •  2009 Parc Ouchy 1 Lausanne

    2009 Parc Ouchy 1 Lausanne